La pandémie à l'ère de l'anxiété
Même avant la pandémie de COVID-19, on sentait de plus en plus que la trajectoire du progrès social mondial était menacée.
Ce sentiment d’appréhension était paradoxal. Les sept décennies écoulées depuis la Seconde Guerre mondiale avaient été marquées par des progrès sans précédent dans le monde entier en ce qui concerne les principaux indicateurs économiques et sociaux : revenu par habitant, pauvreté monétaire, espérance de vie, mortalité infantile, mortalité maternelle, scolarisation, scolarisation des filles, fin de la domination coloniale, chute des régimes non démocratiques, etc. Bien sûr, il y avait des variations régionales et des revers, mais le constat général était assurément celui d’un progrès social mondial.
Mais l’anxiété était palpable. C’était comme si d’immenses canyons s’étaient ouverts devant nous alors que nous gravissions la montagne du progrès social et que si nous continuions sur cette même trajectoire, nous ne serions pas conduits au sommet mais à un effondrement catastrophique. Ce que nous avions construit au cours des sept dernières décennies, et qui nous avait bien servi, tremblait maintenant jusqu’à ses fondations.
En 2018, un groupe de plus de 300 chercheurs en sciences sociales a formé le Panel international sur le progrès social (IPSP) pour analyser et évaluer les défis à relever pour non seulement maintenir mais aussi approfondir le progrès social. Leur rapport aborde un large éventail de questions liées au progrès social. Parallèlement à ce rapport, une petite équipe du groupe a également produit un manuscrit intitulé Un manifeste pour le progrès social. Des idées pour une société meilleure qui présentait à la fois analyse et prescription pour répondre aux angoisses de notre époque.
La diffusion du rapport de l’IPSP a commencé en 2018 et s’est intensifiée en 2019. L’objectif était de faire dialoguer la communauté des chercheurs en sciences sociales avec la société civile, les décideurs politiques et le grand public afin d’entamer un dialogue sur la manière de s’attaquer aux obstacles structurels et de remettre en question les angles morts idéologiques qui entravent aujourd’hui le progrès social. Puis, la COVID-19 a frappé. Désormais, ce que la communauté de l’IPSP considérait comme urgent est devenu une nécessité dramatique : pour cela, il est devenu impératif de renforcer la collaboration entre les sciences sociales et naturelles. Amplifiant les menaces qui pèsent sur le progrès, la crise sanitaire actuelle met particulièrement en évidence l’intersection critique entre les questions liées aux sciences de la vie et aux sciences sociales. Il est urgent de discréditer le faux débat entre sauver des vies ou sauver l’économie. Il est également essentiel de se concentrer sur les lacunes observées du progrès social mondial afin de maximiser la contribution des sciences à la construction d’un monde post-Covid-19.
Trois déficits sur la voie du progrès social
La pandémie de COVID-19 est donc survenue à un moment où le modèle de croissance, de protection sociale et de gouvernance démocratique de l’après-guerre était déjà remis en question, malgré les avantages qu’il avait apportés à l’époque. Quelles sont les implications de la pandémie sur cette remise en question ? Comment fait-elle reculer la voie du progrès social à long terme ? Comment interagit-elle avec les lacunes structurelles déjà identifiées ? Quelles sont les questions nouvelles et imprévues ?
Un manifeste pour le progrès social Les auteurs ont identifié trois déficits dans la trajectoire d’après-guerre, les gouffres béants sur la voie du progrès social. Il s’agit des déficits d’équité, de liberté et de durabilité :
« Le défi de notre époque est de trouver les moyens de parvenir simultanément à l’équité (ne laisser personne de côté, tant au niveau international qu’intranational, en créant une société inclusive), à la liberté (économique et politique, y compris l’État de droit, les droits de l’homme et des droits démocratiques étendus) et à la durabilité environnementale (préserver l’écosystème non seulement pour les générations futures d’êtres humains mais aussi pour lui-même, si nous voulons respecter toutes les formes de vie). » (p. 6)
Équité, liberté et durabilité à l’ombre de la pandémie
La pandémie de COVID-19 a accentué ces déficits. En toute justice, on pourrait soutenir que le virus lui-même ne fait pas de distinction entre le statut économique et social. En effet, cela a été dit de toutes les maladies infectieuses à travers l’histoire, et on a dit que c’était l’impulsion derrière le soutien des riches aux initiatives publiques en matière de santé et d’assainissement. Cependant, il devrait être clair que les possibilités inégales d’isolement efficace structurent les chances inégales d’être infecté, ainsi que la capacité à supporter la tension et l’impact psychologique de l’isolement ou même à échapper à la violence générée par le confinement familial. L’accès différentiel aux établissements de santé, d’autre part, conditionne les conséquences de l’infection. Les conséquences économiques du virus suivront également des trajectoires déjà consolidées. Les pays les plus pauvres du monde seront moins capables de faire face à l’effondrement économique. Dans les pays les plus riches, si l’effondrement des marchés boursiers semble propager la douleur aux groupes les plus riches, il ne s’agit pas d’un impact immédiat sur leur pouvoir d’achat, et le marché finira par se redresser. Cependant, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, le ralentissement de la croissance économique, la montée de l’emploi précaire, la tension sur les finances publiques affecteront davantage les moins aisés et les plus précaires.
En matière de liberté et de démocratie, la pandémie a mis en évidence et amplifié le rôle clé de l’État dans la gestion de l’urgence sanitaire, contredisant les présomptions néolibérales des trois décennies précédentes. Il en va de même pour les gigantesques plans de relance économique adoptés dans de nombreux pays riches et dans certains pays pauvres. Cependant, le besoin massif d’intervention de l’État a également renforcé le populisme nationaliste dans de nombreux pays, s’appuyant sur la vague antidémocratique qui s’est intensifiée par les réponses inadéquates et inappropriées à la crise financière d’il y a dix ans. Certains des projets technologiques actuellement déployés ou explorés par un certain nombre d’États, tels que les logiciels de traçage des contacts, augmentent également les risques et les tendances autoritaires, voire totalitaires. La surveillance et le contrôle qu’ils pourraient permettre sont probablement beaucoup plus acceptables dans le contexte d’une crise sanitaire qui suscite la peur chez beaucoup d’entre nous qu’ils ne l’auraient été il y a quelques mois. Pourtant, l’essor de la société civile, de l’engagement social populaire et des réponses locales progressistes a été l’autre facette de l’histoire. Il reste à voir laquelle des deux tendances, autoritaire ou démocratique participative, l’emportera sur le front des libertés après la pandémie.
Les images satellites montrant une réduction considérable des émissions résultant de l’arrêt de l’activité économique pendant la crise de la COVID-19 mettent en évidence le troisième élément d’inquiétude de notre époque. Le changement climatique est une menace existentielle pour la planète et la croissance économique qui a soutenu le progrès social de l’après-Seconde Guerre mondiale en est le principal facteur causal. Une croissance continue selon le même schéma entraînera des augmentations insoutenables des températures et des conditions météorologiques de plus en plus instables, des inondations, une élévation du niveau de la mer, affectant l’agriculture, la biodiversité et les moyens de subsistance plus généralement. Il ne faudrait pas attendre la catastrophe d’une pandémie pour ralentir les émissions à des niveaux gérables du point de vue de la survie de la planète. Réduire le niveau global de la croissance économique tout en améliorant sa répartition entre les pays riches et pauvres et entre les classes de revenus riches et pauvres est essentiel pour combler les déficits d’équité et de durabilité qui font obstacle au progrès social. Cependant, il est également nécessaire de modifier le modèle d’activité économique pour le rendre moins intensif en carbone et moins destructeur de l’environnement. Des interventions politiques telles qu’une taxe carbone peuvent aider à atteindre cet objectif, mais ce faisant, elles pourraient nuire aux plus vulnérables. Des mécanismes de compensation appropriés sont nécessaires, soulignant une fois de plus à quel point les trois déficits en matière d’équité, d’État et de durabilité sont liés, tout comme les réponses à apporter à ces derniers.
La pandémie et la coopération internationale
Le rapport IPSP et Un manifeste pour le progrès social L’accent a été mis sur le rôle de la coopération transfrontalière pour remédier aux trois déficits. La coopération est nécessaire entre les États, mais aussi entre les sociétés civiles au-delà des frontières. Le rôle de la société civile internationale pour mettre en lumière les prises de pouvoir autoritaires et les lobbies des entreprises, en utilisant les nouvelles technologies et les médias sociaux pour ce faire, a déjà été souligné avant la pandémie. La pandémie a aggravé la situation en fournissant des exemples concrets de telles tendances en temps réel accéléré.
Coopération internationale entre les États sur l'équité (par exemple dans la coopération sur l'évasion fiscale des entreprises et la coordination pour atténuer la concurrence fiscale), sur la liberté (par exemple en obligeant les autoritaires à rendre des comptes par le biais de la justice internationale et en limitant l'ingérence de la richesse dans les élections démocratiques), et sur la durabilité (par exemple dans la mise en œuvre d'une taxe carbone mondiale et des transferts de compensation associés) est essentielle pour que le progrès social ne tombe pas dans les canyons qui nous attendent.
La pandémie a mis en évidence la tendance des États-nations à se replier sur leurs propres objectifs égoïstes, par exemple en rivalisant pour des équipements médicaux vitaux, tout en mettant également en lumière la nécessité urgente d'une coopération mondiale pour partager des informations sur la propagation du virus. La collaboration scientifique est un autre front de coopération internationale indispensable pour combler le déficit de connaissances pour lutter contre la pandémie, accélérer le développement de traitements et proposer des options viables pour le monde post-COVID-19.
Nous vivions déjà dans une ère d'anxiété avant la propagation du COVID-19. L'inquiétude pourrait se résumer à la question de savoir si les progrès sociaux des dernières décennies pourraient être maintenus face à trois déficits interconnectés – équité, liberté et durabilité – qui avaient émergé et se sont accrus. La pandémie a eu un impact immédiat et dévastateur dont les conséquences jouent et joueront à travers et aggraveront ces déficits structurels tant au niveau national que mondial.
Le maintien du progrès social malgré et pendant la pandémie, mais aussi bien au-delà, continuera de dépendre de notre capacité à combler ces déficits, à combler les canyons qui se profilent devant nous. Il s'agit de lutter résolument et plus que jamais contre les inégalités, le manque de liberté et de démocratie et la dégradation de la planète. Les sciences sociales sont au cœur de la production de connaissances qui permettront de relever le défi de faire face aux déficits susmentionnés. Leur contribution doit être pleinement intégrée dans les futures collaborations scientifiques interdisciplinaires et internationales pour améliorer nos sociétés.
Références
IPSP : Repenser la société pour le 21st Siècle, Rapport du Panel international sur le progrès social, vol. 1, 2 et 3. Cambridge University Press, 2018.
Fleurbaey et al., Un manifeste pour le progrès social, des idées pour une société meilleure. Cambridge University Press, 2018.
Photo par Adam Niescioruk on Unsplash